En 2003, nous publiions un article relatif au vote électronique. À l'heure de mettre sous presse le présent numéro de la Revue du droit des technologies de l'information, l'actualité souligne l'importance de cette question. À quelques jours des élections américaines, le vote électronique s'invite dans la campagne en accusant des lacunes pour le moins préoccupantes.
Les élections américaines de 2000 s'étaient terminées, on s'en souvient, par un imbroglio juridico-politique qui ridiculisait la démocratie américaine. Le décompte des voix s'était révélé incertain au point que le résultat des élections fut finalement confié au pouvoir judiciaire. Cette situation provenait, d'une part, de la quasi égalité des résultats des deux candidats et, d'autre part, des problèmes techniques liés au vote automatisé lui-même. Le vainqueur de cette pantalonnade ne vit sa légitimité politique assise qu'à la faveur des attentats du 11 septembre qui rassemblèrent la nation autour d'une figure paternelle, le président, quelles que furent les conditions de son élection. En 2002, espérant tirer les leçons de ce fiasco électoral, le Congrès américain adopta la loi HAVA (Help America Vote Act). Cette disposition imposait aux États de remplacer les systèmes de vote automatisés mécaniques (bulletins de vote poinçonnés) par des dispositifs électroniques.
C'est pourquoi, les élections présidentielles de 2004 verront près de 10 millions d'américains voter au moyen de machines électroniques à écran tactile. Cette évolution devait prémunir la démocratie américaine contre les difficultés des élections de 2000. Il est bien entendu encore trop tôt pour tirer des conclusions sur le déroulement des élections 2004. Mais déjà, le vote électronique révèle ses faiblesses et est largement contesté.
Le 28 septembre 2004, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (O.S.C.E.) a publié un rapport relatif aux processus électoral des élections américaines 2004. Ce rapport stigmatise l'introduction de ces machines à voter électroniques en estimant qu'elles ont « le potentiel pour créer de sérieuses controverses ». L'O.S.C.E. s'inquiète du fait que la grande majorité de ces machines « ne fournissent pas de traces des votes sur papier, ce qui est pourtant prévu dans de nombreuses lois nationales et absolument nécessaire pour un nouveau décompte en cas de résultats très serrés. »
En l'occurrence, si l'on en croit les derniers sondages, les deux candidats sont aussi proches que ne l'étaient ceux des élections de 2000. Le risque existe même que les deux candidats parviennent à une stricte égalité de grands électeurs. Le scénario n'est pas vraiment absurde dans la mesure où, par rapport aux élections de 2000, il suffirait que le New Hampshire et le Nevada, ou la Virginie-Occidentale, républicains en 2000, passent aux démocrates, pour que les deux candidats obtiennent chacun 269 voies de grands électeurs. Dans ce cas, le président serait alors désigné par la Chambre des représentants et le vice-président par le Sénat. Au-delà de l'incongruité des tandems Bush-Edwards ou Kerry-Cheney que cette situation pourrait générer, on ne doute pas que la bataille se déplacerait alors devant les tribunaux en d'innombrables recours destinés à arracher les quelques voix susceptibles de faire la différence.
Mais les contestations portant sur ce scrutin ne se limiteront pas à cette hypothèse d'égalité stricte. Dès avant le 2 novembre, de nombreux avocats préparent en effet des procédures judiciaires à l'encontre des conditions du processus électoral. Il est vrai que les contestations s'élèvent contre le système des grand électeurs (il est la négation du vote populaire : Bush a obtenu en 2000 moins de voix populaires que Gore), la privation massive du droit de vote pour les citoyens ayant subi une peine criminelle, certaines accusations de destruction de listes électorales démocrates dans l'Oregon et le Nevada ou encore la « proposition 36 » qui changerait le système des grands électeurs dans le Colorado. Mais, plus fondamentalement encore, c'est le vote électronique qui est au cœur de la controverse.
Alors que certains États ont ouverts leurs premiers bureaux de vote dès le 18 octobre, la procédure électronique a déjà commencé à faire parler d'elle puisque les premières déficiences ont déjà été constatées. Dans l'Indiana, le système électronique a comptabilisé 144 000 votes pour 19 000 inscrits ! De plus, certains experts ont stigmatisés les failles de sécurité des plateformes électroniques. Les sociétés privées qui fournissent les systèmes ont alors réagi en concevant des modules de sécurité spécifiques… que tous les États n'ont pas achetés.
Les fournisseurs des systèmes électroniques ne sont eux-mêmes pas exempts de suspicions. Walden O'Dell, le patron de Diebold Election Systems, un des deux fournisseurs des élections 2004, a explicitement adopté une position partiale en écrivant au parti républicain un courrier daté du 14 août 2004 dans lequel il « s'engageait à aider l'Ohio à donner ses voix au président Bush ».
Difficile dans ces conditions de ne pas mettre en cause la validité du vote électronique américain, lorsque l'on sait en outre que les logiciels utilisés n'ont pas pu être examinés par des experts indépendants, ce qui « soulève de nombreuses interrogations, insiste l'O.S.C.E. dans son rapport de septembre dernier, au sujet de la fiabilité des équipements et de leur protection contre les interférences non autorisées ».
Ces diverses suspicions sont d'autant plus marquées que le vote électronique américain n'offre aucune possibilité de recomptage manuel. L'opacité du système ne permet donc pas de réel contrôle citoyen permettant de lever la méfiance de l'électorat.
Nous verrons dans quelques jours si le désastre de 2 000 se répètera en 2004. Quoi qu'il en soit, le mal est fait. La légitimité démocratique d'un élu se fonde sur la confiance que peuvent avoir les électeurs dans la procédure de vote. Le vote électronique accuse sans conteste un déficit de confiance qu'aucune mesure technique ne peut combler. Le système de cryptographie le plus sophistiqué ou les contrôles croisés des experts les plus pointus peuvent augmenter les probabilités d'un scrutin valide, ils sont par contre incapables de rétablir la confiance du citoyen face à une « boîte noire » dans laquelle il introduit une « carte blanche ».
C'est pourquoi il ne faut pas considérer les élections américaines comme un cas d'école dont on peut sourire depuis notre calme Europe. Alors que la France, la Belgique, les Pays-Bas ont entamé l'introduction du vote électronique, il faut prendre conscience que, à l'image des États-Unis, aucune démocratie n'est à l'abri de voir la légitimité des élus entachée par les suspicions relatives au processus électoral. À l'heure du dénigrement des politiques, nous ne pouvons nous permettre de fragiliser notre système électoral. Le danger du vote électronique ne porte pas vraiment sur la validité des procédures de vote, il porte bien plus sur la confiance du citoyen, ce qui est plus grave. Les maigres avantages logistiques du vote électronique ne nous autorisent sans doute pas à prendre ce type de risque.